CULTURE ET MALADIE

Publié le par daniel Maragnes

 

On voudrait poser quelques questions, souligner quelques risques, établir plutôt un cadre de réflexion à partir de quelques observations sur la manière dont les problématiques culturelles établissent leur chantier dans la pensée antillaise contemporaine. Evidemment, en parler ici devant vous n’est pas neutre puisque sans nul doute les réflexions sur les problématiques culturelles sont présentes dans vos interrogations sur votre métier et sur ses objets…

Notre façon d’aborder cette réflexion est la suivante : il est possible que les idéologies de l’adaptation des pratiques soignantes aux réalités culturelles ratent l’essentiel de ce qui est en jeu dans la maladie et dans son traitement.

Nous aurions pu dire également, dans un autre domaine : il est possible que les idéologies de l’adaptation des pédagogies aux réalités culturelles ratent l’essentiel de ce qui est en jeu dans les procès d’apprentissage et d’éducation.

Si vous comparez ces deux propositions vous remarquez qu’il y a une constante. Cette constante est très précisément que nous refusons d’accepter de penser en termes d’adaptation d’une part, et d’autre part nous posons que doit être réévaluée l’approche des « réalités culturelles » dans l’appréhension de la maladie, du malade et des soins.

Tout se passe comme si nous étions passés, aujourd’hui, d’une approche technicienne de la maladie, négligeant le malade, technicisant le rapport soignant/soigné, approche à la fois positiviste et technique, à une approche « culturaliste » de la maladie, recherchant dans la spécificité du malade, son environnement, la clé de la maladie et du processus de soins.

On peut récuser cette observation au motif que les choses sont plus complexes et qu’il y a toujours eu à la fois le malade et la maladie et jamais l’un ou l’autre. Je le concède évidemment. Mais pour comprendre une époque, il faut savoir y lire des tendances, ou si vous préférez des logiques.

-  Elles consacrent une fascination pour l’objet technique, signe de la modernité et de l’efficacité. Cette fascination, elle la partage avec l’idéologie moderne en général, telle qu’elle prend place en occident depuis la fin du 19 ème siècle, et telle qu’elle n’a cessé d’être posée en modèle des rapports avec la nature, au point d’inverser le rapport science/technique. Rendant ainsi la science pour ainsi dire dépendante de la technique, et élevant en toute dignité les sciences dites appliquées. Sans doute y a-t-il dans l’idéologie actuelle de la «  professionalisation », dans la valorisation du « professionnel » une conséquence de cette fascination, tendant du coup à normaliser, à instrumentaliser ce qui précédemment relevait pour meilleure part de l’art.

Cette dimension fascinatrice aura sans nul doute trouvé dans nos pays un terrain d’autant plus favorable que le sous-développement, la colonisation, auront généré une certaine attitude à l’égard de la modernité, une certaine attirance pour ces signes. Attirance pour les signes de la modernité, compris ainsi comme ce que la modernité propose comme étant les signes les plus explicites de son être, autrement dit la technique. Comme si, en adhérant aux formes de la modernité, on adhérait à la modernité elle-même.

- Mais d’autre part, la récurrence de la question de l’identité a induit une impossibilité radicale de réduire le rapport à la maladie, au malade, dans l’espace aseptisé d’une relation technicienne. Cette récurrence est-elle spécifique aux Antilles. Il ne le semble pas.

 Si on considérait en effet l’évolution du monde dans les cinquante dernières années, on s’apercevrait  qu’il y a eu deux mouvements apparemment contradictoires : d’un côté le triomphe de ce que j’appellerai un « jacobinisme culturel », ou plus précisément la disparition du rapport classique opposant le centre et la périphérie. Jadis s’opposait un centre — l’occident — et sa périphérie où des identités tentaient de maintenir leurs traditions, leur culture, leur héritage, leur propre cheminement économique et politique. Aujourd’hui, on peut faire l’hypothèse que cette configuration a changé. S’il n’y a plus d’opposition centre/périphérie, c’est que l’occident comme tel s’est en effet étendu au monde tout entier. Il n’y aurait donc, selon cette hypothèse, ni centre, ni périphérie. Mais paradoxalement, loin de récuser la question identitaire, cette nouvelle configuration l’a, au contraire, exalté en la diffusant dans l’ensemble du monde, y compris dans ce que l’on a pris pour habitude de nommer le Centre. L’Un comme tel est littéralement impensable. Comment expliquer sinon ses multiplications revendicatives en faveur du multiculturalisme, ses luttes éparses et vives en faveur des minorités et de leur expression, la constance des désirs décentralisateurs, etc ?

La logique antillaise qui interroge les effets du processus d’assimilation culturelle sur sa conception du monde, sur ses attitudes et ses comportements ne peut être dépaysée dans un tel contexte; mieux, elle vivra comme une urgence sa propre réflexion sur les problèmes de l’identité culturelle.

Sans doute voit-on où je veux nous conduire. A ceci que je précise : notre époque se caractérise par la tension entre deux exigences dont je viens succintement de montrer l’origine — mais qu’il faut nécessairement évaluer, analyser, interroger — : la fascination technicienne d’une part, et d’autre part la fascination identitaire d’autre part. C’est à la résolution de cette tension que semble s’attacher la proposition « d’adaptation aux réalités culturelles », mais elle semble manquer l’essentiel : ce qu’est la vie? Ce qu’est la pathologique? Ce qu’est le sens ?

 

Conclusion

 

Bichat avait, dans ses Recherches sur la vie et la mort (1800)  et dans son Anatomie générale (1801) fait deux remarques essentielles qu’il faut peut-être rappeler. Il note en effet d’une part que ce qui fait le caractère distinctif des organismes par rapport à l’uniformité des phénomènes physiques c’est l’instabilité des forces vitales, l’irrégularité des phénomènes vitaux  et il fait remarquer qu’il n’y a pas d’astronomie, de dynamique, d’hydraulique pathologiques parce que les propriétés physiques ne s’écartant jamais de leur type naturel n’ont pas besoin d’y être ramenées.

Même si on a pu reprocher à Bichat la connotation vitaliste d'un propos visant en effet d’abord à reconnaître l’originalité du fait vital, on doit y apercevoir ceci : ce qui caractérise le vivant c’est l’irrégularité. Cette observation met au premier rang de nos préoccupations pour toute démarche la question du sens. Et cette question doit être tenue quel que soit le lieu :

-  ainsi, s’agissant de la technique et de ces effets sur la relation du malade avec le soin. En se souvenant qu’importer une technique, c’est évidemment importer une culture…

- ainsi s’agissant du magico-religieux : qu’en est-il du lien entretenu par le malade avec cet univers, certes. Mais qu’en est-il du lien de l’institution elle-même? Mais également qu’en est-il du lien du soignant avec cet univers?

Pour autant que ce qui importe , après tout, ce n’est pas tant la maladie que… le malade, c’est-à-dire l’homme, la femme, l’enfant…

 



Saint-Claude, Congrès infirmier, 1997.

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