Le fantôme, la ville, la loi (fin)

Publié le par daniel Maragnes

La sorcière et le bâton.

 

L'affaire R., dit l'Homme au bâton

 

"A-t-on fait du bruit autour de cet "homme au bâton" surgi de l'ombre un matin d'octobre 1956 à la manière du fameux serpent de mer.

Que ne racontait pas sur son compte?

Poussant le sadisme aux limites du raffinement, il perforait sa proie à l'aide d'un bout de bois "choisi" au lieu de son forfait après l'avoir soigneusement  aiguisé.

A la seule pensée de cette sauvagerie, les mères, affalées, tombaient en syncope, les filles prudes dans un état intermédiaire entre la peur et la curiosité. C'était l'époque où la pudeur se verrouillait tôt le soir, dans la crainte de l'intrus.

Combien comptait-il de victimes? Cinq, dix, quinze? Personne ne savait au juste ; l'imagination populaire, lorsqu'elle est en marche, ne se privant pas de se livrer à tous les excès, tous les débordements, toutes les fantaisies.

Cela d'ailleurs importait peu! L'essentiel, c'est qu'il fallait à tout prix se débarrasser de ce monstre qui troublait la quiétude  de toute la gent en jupons et chemises de nuit...

Et comme il fallait "trouver" au plus vite un "homme au bâton", le chef de gendarmerie Aubert, qui dirigeait alors la brigade de recherches eut une idée géniale.

Un matin de décembre, il servit tout chaud un présumé "homme au bâton" en la personne de R., un jeune homme que les gendarmes avaient arrêté la nuit, au moment où il enjambait le mur d'un cimetière.

Ce fut aussitôt un défilé ininterrompu devant la gendarmerie où tout le monde voulait voir le monstre qui fut photographié sous tous les angles.

Le résultat fut tout simplement stupéfiant. On n'entendit pas parler de "l'homme au bâton" pour la bonne raison que si le "vrai" existait réellement, il n'était pas assez stupide, sachant que le "faux" était déjà en cabane, pour se signaler à l'attention publique.

De là à penser que R était bien l'homme en question il fut purement  et simplement déféré en Correctionnelle sous l'inculpation d'outrage à la pudeur. Après 255 jours de détention, le tribunal devait se rendre à cette évidence qu'il n'y avait aucune preuve contre lui et le relaxer.

 Le public alors de se demander si cette affaire "d'homme au bâton" n'était pas un scénario monté de toutes pièces ?

Un fait demeure : ces bâtons devaient être porte-bonheur, car nombre de cinq victimes dont aucune n'est ni estropiée, ni infirme, deux se sont mariées depuis, et une autre a mis au monde un magnifique bébé.

Tandis que R qui ne reçoit aucune compensation, dédommagement du préjudice subi, restera éternellement catalogué "l'homme au bâton". Match,  n° 225, 9 octobre 1957.

 

De quoi le bâton est-il le substitut ? Car il n'existe que par un manque. Il n'est pas signe de l'excès, par où la jouissance établit son système en ne se tenant pas à la loi. Que la jouissance suppose l'interdit, on le sait : " Il le faut, dit Freud, un obstacle pour faire monter la libido, et là où les résistances naturelles à la satisfaction ne suffisent pas, les hommes ont de tout temps introduit de conventionnelles pour pouvoir jouir de l'amour"[1]. Le viol renvoie ainsi à la loi, parce qu'il suppose le maintien de la différence des sexes. Il accepte que la femme soit devenue objet de désir mais non qu'elle accède à la jouissance. Objet de plaisir/ enfantement, mais son plaisir il faut le taire.

Objet de plaisir, le texte le dit : charme des victimes, jeunes et appétissantes. Faites pour être vues — gent en jupons et chemises de nuit ; à mi-chemin entre l'enfance et l'âge adulte : "état intermédiaire, entre la peur et la curiosité". Faites pour être appropriées, proprement digérées : appétissantes. Le plaisir  est proprement cannibale : prendre l'autre, c'est le faire disparaître en soi. Par où, à défaut d'entrer dans le ventre de la mère, on la fait entrer en soi.

 

Enfantement, le texte le dit : " deux se sont mariées, une autre a mis au monde un magnifique bébé": le bâton ne serait-il pas un porte-bonheur?

IL n'y a pas de pénis. Le bâton donne le sang, non le sperme. Par la blessure ainsi commise, l'homme au bâton sauvegarde son unicité, car de lui il ne donne rien. Figure narcissique qui ouvre maintenant sur le sacrifice fait à l'autre pour que cette unicité soit garantie. Rien n'est donné, rien n'est perdu. L'exercice du pouvoir que la perversion implique laisse planer un doute : très précisément celle de l'impuissance. L'emploi du bâton est dès lors moins un excès qu'un aveu... Rien n'est perdu parce que rien n'est donné. Mais rien n'est donné parce que rien ne peut l'être. L'impuissance est une castration qui n'est pas allée — si vous me passez l'expression —, qui n'est pas allée jusqu'au bout

L'impuissant que condamnaient les tribunaux de l'ancienne France était un coupable. Pierre Darmon indiquait que l'homme viril, par ces procès, affirmait "sa propre conformité aux normes sexuelles communément homologuées, conformité réglementaire, impérative et d'ordonnance divine"[2].

Sans doute y a-t-il dans le discours que nous analysons quelque chose de similaire. Mais il y a mieux. Du coupable on peut faire un hors-la-loi et lu attribuer les signes visibles de son exclusion. Le caractère insaisissable du fantôme fait flotter dans la ville les signifiants qu'il produit, irrécupérables et agressifs dans une Cité où la virilité sans faille est la norme;

 

L'homme au bâton ne serait-il pas une femme?

 

"Eh oui ! Le voilà qui revient, ce fantomatique personnage qui périodiquement, sème la terreur à Pointe-à-Pitre. Beaucoup avaient fini par penser à l'analyse des faits, que ce sinistre individu qui tourne en dérision la Police pouvait bien n'être qu'un mythe, un personnage fictif, crée de toutes pièces par des imaginations inventives, saturées de romans noirs. D'autres n'hésitaient pas à déclarer que c'était une sorte de "monstre du Lochness" ayant bon dos, chaque fois qu'il s'agissait de camoufler en crime certaines aventures trop galantes...

En tout état de cause, on nageait en pleine conjoncture (sic). Il a fallu un dernier attentat commis rue du Cimetière sur une malheureuse enfant pour finit par admettre l'existence du sadique. Son forfait accompli, le monstre s'en alla comme il était venu, tel un fantôme.

En présence d'une menace, nul individu ne saurait rester indifférent. Il n'est pas possible que tout un chacun puisse vivre dans l'obsession lancinante du monstre. C'est du devoir de tous d'aider par tous les moyens la;police à le découvrir.

Déjà certains faits lui ont permis de projeter quelques sunlights sur cette troublante affaire. Troublante en effet, si l'on considère que depuis l'apparition du mystérieux tortionnaire, c'est-à-dire depuis plus de deux ans, c'est toujours dans la même "zone" qu'il opère. Il ne choisit ses victimes que dans un quartier bien limité allant du Faubourg Frébault au Chemin du Cimetière.

Pour quelle raison? Sans doute parce que les "baraques" dans cette section sont plus malléables et perméables qu'ailleurs. Mais il y a certainement d'autres raisons aussi à cela.

Ensuite, c'est l'argument qui justifie le titre de cet article — n'est-il pas assez étrange puisqu'il s'agit d'un homme que depuis le temps où il opère , aucune victime n'ait été "souillée" par lui.Il faudrait alors admettre qu'il s'agit là d'un individu bien spécial (surtout s'il est jeune) pour rester chaque fois insensible aux charmes de toutes ses victimes, pourtant jeunes et  appétissantes.

Pourquoi alors ne pas admettre ( toutes les suppositions étant permises) qu'il s'agirait plutôt d'une de ces femmes sorcières, sadiques, qui assoiffées de sang et en paiement d'une dette contractée avec Satan, se déguisant en homme pour assouvir ses abominables forfaits. Puisque les plus fins limiers de la PJ et de a Sécurité publique n'ont pu ce jour découvrir le coupable, nous suggérons à M.le Préfet Abeille d'autoriser ses "cracks des Renseignements généraux — qui connaissent, paraît-il tout ce qui se passe dans le département, — à mettre leur talent au service du pays.

A toi de jouer Callaghan.... Match, n°242, 13 novembre 1858.

 

Un an sépare ces deux articles, mais l'inconscient doit calculer son temps à une autre aune que nous. A l'interrogation "est-ce un scénario monté de toutes pièces?", la réponse est enfin donnée.

Car ce que suggère le journaliste de Match  l'est précisément ainsi : il ne peut être que de la femme de vouloir un pénis. Il ne peut être de l'homme autrement que de faire usage du sien. Le déni de castration oblige la conclusion. L'homme au bâton ne saurait être qu'une femme. Le pénis est de l'emprunt satanique. Ce qui par Dieu a manqué à Eve ne peut lui venir que de Satan. Retour aux origines du pêché, et à la complicité qui s'y inscrit entre la femme et le Diable depuis la genèse. La femme au bâton est la figure répétée de la transgression de la loi dont Eve est la figure emblématique.

Du serpent au bâton. Une vieille sorcellerie ne permet-elle;pas pareille métamorphose. Est-il besoin de souligner ce que le déguisement induit : duplicité et haine de la vérité, masque pour cacher un manque, argument satanique et séducteur.

Est-il besoin d'avance que du désir du journaliste, de sa propre jouissance, il est précisément question : par la souillure — si le tabou lève encore plus haut le désir — par la projection ensuite : comment "rester insensibles au charme des victimes encore belles et appétissantes".

Ce contre quoi se rebelle le journaliste c'est cette castration symbolique qu'il flaire ici s'opérer. Et sa véhémence s'accroît à mesure du déguisement.

Avec "la femme aux ciseaux",  on n'a qu'à bien se tenir. Avec l'imposture, il y a plus grave la "femme aux ciseaux" n'est qu'une délinquante", la "femme au bâton" est une déviante qui refuse la différence des sexes que la première reconnaît. Elle annule la loi. En prenant la place de l'homme elle la nie, et cette négation ne peut s'inscrire que d'une castration symbolique. Puis, comme chacun sait, les blessures symboliques toujours cicatrisent mal. On le voit, le dispositif n'a pas chaviré d'une année à l'autre, il s'est simplement déplacé. L'hypothèse de la masculinité fut jadis supposée au nom d'une valorisation de l'objet : les bâtons sont des porte-bonheur, ce sont des objets initiatiques qui permettent de passer de l'état de "fille prude" à celui de " mères affolées tombant en syncope".

Le coupable est ainsi toujours la femme curieuse et pécheresse, hypocrite et incapable de reconnaissance puisqu'elle semble refuser ce qui du bonheur lui est octroyé. Coupable totalitaire, rebelle à la loi et à l'homme.

Mais une question se pose que je n'ai su résoudre, et que je vous propose : le fantôme est-il d'un sexe? Ne serait-il pas ni l'un ni l'autre? Un neutre comme le proposait Ovide pour désigner Hermaphrodite.

 

 



[1] Freud, La vie sexuelle, p. 63, PUF, Paris 1969.

[2] Pierre Darmon, Le tribunal de l'impuissance, p12, Paris, Le Seuil.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article